L'histoire de la Maison des Musiciens de Reims

Plus d’un siècle après sa disparition, la façade de la plus belle maison médiévale de Reims va à nouveau s’élever rue de Tambour. La conservation d’une grande partie de son décor sculpté, déposé en 1917 avant le pilonnage ultime de cette ville du front, ainsi que la très abondante documentation, permettent d’engager sa restitution avec le concours de mécènes, sous l’œil vigilant des services compétents de l’Etat. Sa particularité est de présenter un rare ensemble de statuaire laïque de grande dimension, quatre musiciens encadrant un « auditeur » qui tenait un faucon sur le poing.

A. Varin 1838 A. Varin 1838
H. Dauzats - 1857 H. Dauzats - 1857

 

Les données historiques

« La Maison des Musiciens, située à proximité de l’hôtel de ville, dans la rue de Tambour, jouit d’une grande renommée: c’est l’un des plus intéressants exemples de l’architecture civile du moyen âge dans le nord de la France. Viollet-le-Duc s’en est beaucoup occupé ; elle a été fort bien figurée jusqu’en ses moindres détails dans plusieurs ouvrages d’art et d’archéologie, mais son histoire est toujours restée fort obscure.. Aucun document ne nous renseigne sur sa date précise, son origine et sa destination primitive. [...] On est d’accord aujourd’hui pour fixer au XIIIe siècle la construction de la Maison des Musiciens. Le style de son architecture et de sa décoration permet de l’attribuer au règne de saint Louis. Viollet-le-Duc pense qu’elle a été bâtie de 1240 à 1250 environ. Il est possible que l’on doive la rajeunir un peu et lui donner la date approximative de 1260 ; mais ces divergences d’appréciation ne portent que sur un petit nombre d’années, et ne peuvent prêter matière à aucune discussion ».

 

P.A. Verdier 1855 P.A. Verdier 1855

C’est ainsi que Louis Demaison, archiviste de la Ville de Reims, excellent connaisseur de l’histoire et du patrimoine de la cité, introduit la notice qu’il consacre à cette demeure dans les actes du Congrès Archéologique de France, tenu à Reims en 1911. Depuis cette date aucun document nouveau n’est venu répondre à la question de l’origine -l’identité du propriétairebâtisseur- et de la destination primitive, pour reprendre ses expressions. Toutefois la grande thèse de Pierre Desportes, Reims et les Rémois aux XIIIe et XIVe siècles, permet désormais d’en éclairer le contexte.


Reims, au milieu du XIIIe siècle, est encore sur la lancée d’une expansion économique et démographique, amorcée dans la première moitié du XIe siècle, qui a vu sa population au moins doubler pour approcher sans doute les 20 000 habitants. La prospérité de la ville repose d’abord sur le textile. Reims est réputée pour ses fines toiles de lin dont on fait les chemises et une activité drapière de luxe : serges, tissus légers et croisés, utilisés surtout pour l’ameublement ; camelots, draps fins et lustrés imitant les tissus orientaux ; étamines, étoffes légères pour les dessous; sans oublier les beaux draps destinés aux manteaux des bourgeois et des ecclésiastiques, étoffes épaisses aux plis majestueux, comme en témoignent les statues de la cathédrale.


La production, mais aussi la confection et le commerce enrichissent les marchands. L’ensemble des métiers liés au textile représente le tiers des professions identifiées par Pierre Desportes. S’y ajoutent les métiers du cuir, du métal, du bois, si important pour la construction -les bâtiments en pierre sont des exceptions notables- ainsi que pour le commerce du vin. Celui-ci, au XIIIe siècle, ne dépasse guère le niveau local et régional, principalement le nord de la province ecclésiastique où la vigne se fait rare, alors que, relayé par les grandes foires de la Champagne méridionale, le textile alimente un trafic international. Reims compte donc une bourgeoisie prospère et entreprenante.

Les patriciens ont bien compris que leur intérêt était de devenir des familiers de l’archevêque, un grand prélat proche du roi et très souvent son parent à cette époque, qui sait récompenser les bons serviteurs. Pour gérer le temporel, percevoir ses droits -l’essentiel des revenus provenant de la taxation des immeubles et des échanges commerciaux- le seigneur a besoin de ministériaux compétents, mais aussi capables d’avancer de l’argent, de lui en prêter à long terme au besoin. C’est ainsi que l’on retrouve les grands lignages de la bourgeoisie se partageant les offices de bailli, lieutenant, prévôt, vicomte, châtelain de Porte-Mars, la forteresse épiscopale.


Ce sont les Buiron, Le Sec, Le Bœuf, Cauchon, Le Large, Le Chastelain. Ce dernier patronyme révèle bien une origine ministériale. On retrouve les notables les plus en vue dans les rangs de l’échevinage, mais aussi, gage de réussite, au sein du chapitre cathédral ou bien s’agrégeant à la noblesse par alliance.


En tout état de cause, en ville, il convient d’afficher son prestige social par une somptueuse maison ; il convient de s’offrir une belle façade de pierre dans le quartier des affaires et particulièrement rue des Monniers -comprenons des monnayers- ainsi qu’on l’appelle aux XIIe-XIVe siècles. Pierre Desportes a trouvé en 1413 la première occurrence de rue des Tabours, peut-être une orthographe fautive pour rue de Tambour qui s’est ensuite imposée. C’est une ancienne rue romaine, prolongée au nord par la rue de Mars, au sud par les actuelles rue Bertin, de l’Université, du Barbâtre, jadis via caesarea. Actuellement la rue de Tambour apparaît comme une voie secondaire du centre-ville, parallèle à l’imposante rue Colbert reliant la place de l’Hôtel de Ville à la place Royale ; mais cette artère, imaginée au milieu du XVIIIe siècle, n’a été percée qu’en 1827, au lendemain du sacre de Charles X. Au Moyen Age c’est la rue de Tambour qui était l’axe principal conduisant, depuis la porte septentrionale, à la place des Marchés (actuelle place du Forum), alors organisés en deux espaces distincts, marché au blé et marché aux draps, véritable centre des affaires de la ville. Au débouché de la rue des Monniers se trouvait la Pierre au Change, une large pierre ronde sur laquelle se faisaient les paiements publics (redevances, taxes liées au commerce) ; vingt-sept tables de changeurs s’alignaient à la suite de ladite pierre sur le côté est de la rue (dans le ressort de la paroisse Saint-Hilaire, la plus riche de la ville). On trouvait donc là toute une concentration de monétaires au service du seigneur-archevêque. Il n’est pas étonnant d’y voir de grandes et belles maisons accueillant les plus gros bourgeois et leur famille.


Lesquels? Personne n’a encore trouvé le nom du propriétaire de la Maison des Musiciens au XIIIe siècle. Les premiers renseignements ne se trouvent qu’en 1328, dans le registre de la taille du sacre de Philippe VI ; depuis un siècle, en effet, les habitants du ban archiépiscopal étaient taxés sur leurs propriétés foncières pour contribuer aux frais de la cérémonie, mais les dossiers les plus anciens ont disparu. Appartenant à la Femme Thomas Buiron, une veuve, la Maison des Musiciens est prisée 900 £. C’est l’une des plus opulentes de la ville. Moins toutefois que la maison mitoyenne, celle de Pierre Le Chastelain, prisée 1600 £, deux fois plus vaste et à l’époque toute neuve ; elle est connue aujourd’hui sous le nom de Demeure des Comtes de Champagne. Les Buiron appartiennent aux anciens lignages qui ont réussi. Sous l’épiscopat de Guillaume de Champagne (1176-1202) Renier Buiron a tenu l’office de prévôt, avant son frère Robert. A cette époque il possédait trois maisons place des Marchés, puis il a fait bâtir une demeure dans le nouveau quartier de la Couture, si remarquable que la porte voisine, construite peu après 1209, a pris son nom : porte Renier Buiron. Son fils Pierre est attesté comme chanoine de la cathédrale en 1216-18.

Demeure des comtes de Champagne Demeure des comtes de Champagne

On retrouve bien sûr des Buiron dans l’échevinage. Qui est Thomas, décédé avant 1328, par rapport à Renier ? Pierre Desportes n’a pu l’établir, la famille comportant plusieurs branches, mais la parenté ne fait aucun doute. Plutôt que le bâtisseur de la Maison des Musiciens, il pourrait être son fils. Les coutumes successorales rémoises étaient favorables à la transmission au sein du lignage et protégeaient les veuves, mais nous ne pouvons avoir la certitude que la maison n’a pas changé de main entre les années 1250 et 1328.


Ce fut le cas ensuite. Le chanoine Cerf a trouvé la mention, en 1521, de Jeanne Moët, veuve de Guillaume Tartier, qui a reçu l’accord de l’échevinage pour mettre un « massin sous le goulot de sa maison », puis en 1569 de Claude Moët condamné, lui, pour avoir fait mettre des barreaux sans permission. En 1592 Philippe Moët était procureur du roi. Avec les Moët nous retrouvons un vieux lignage, une longue succession de marchands drapiers, documenté depuis le XIIIe siècle, qui a acquis une place importante aux XIVe et XVe, accédant à l’échevinage et à la noblesse, s’alliant notamment avec la famille Cauchon, qui les avait précédés dans cette ascension sociale.

Il y a bien sûr des lacunes dans la documentation, mais il apparaît clair que, dans un tel quartier, cette maison a appartenu dès l’origine à une grande famille de la bourgeoisie d’affaires affichant avec ostentation un mode de vie aristocratique, même si elle n’avait pas encore intégré les rangs de la noblesse. Elle en avait les apparences et la fortune. Louis Demaison concluait déjà en ce sens : « Un édifice si peu vaste n’a jamais pu être un lieu de réunions publiques, nous croyons qu’il a été tout simplement l’hôtel particulier de quelque riche bourgeois ». Il récusait ainsi les hypothèses émises au XIXe siècle. Le baron Taylor y voyait « le lieu de la réunion de la confrérie des musiciens et chantres d’églises, [...] en un mot quelque chose d’analogue à la maison de Saint-Julien des Ménétriers qu’on voyait autrefois à Paris ».


Pour Viollet-le-Duc « cette maison appartenait peut-être à la confrérie des ménétriers de Reims, qui, au XIIIe siècle, jouissait d’une certaine réputation, non seulement en Champagne, mais dans tout le Nord ». Ces hypothèses ont d’autant moins de fondement que la confrérie des ménétriers est parfaitement inconnue dans nos sources et que, comme le relève Louis Demaison, la maison n’a qu’une vingtaine de mètres de largeur.
 
La Maison des Musiciens a été maintes fois dessinée puis photographiée. Le plus ancien document daté est une gravure sur bois d’après un dessin d’Adolphe Varin en 1838.

A. Varin 1838 A. Varin 1838

Un dessin au crayon conservé au Musée Saint-Remi est peutêtre plus ancien, mais comme il ne comporte ni date ni signature il est difficile d’être affirmatif. S’il s’agit d’une œuvre originale d’après nature, elle serait antérieure à mai 1825 car on distingue bien sur le poing de l’auditeur, au centre, le faucon qui a été cassé lors des préparatifs du sacre de Charles X.

J.J. Maquart - 1844 J.J. Maquart - 1844

Une lithographie de Jean-Jacques Maquart, publiée en 1844 donne une vue en enfilade de la rue de Tambour, où la Maison des Musiciens est moins détaillée.

E. Boeswillwald 1846 E. Boeswillwald 1846

La Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine conserve un dessin d’Emile Boeswillwald, réalisé en 1846, alors que planait la menace d’une destruction pour alignement de la rue. Une lithographie d’Adrien Dauzats, publiée en 1857, se concentre sur le premier étage et ses statues, mais montre les enseignes des magasins. Ces documents sont concordants. La Maison des Musiciens a été coupée en deux à une date inconnue et son rez-de-chaussée occupé par des boutiques. A gauche celle de Diancourt Aîné, marchand de couleurs et vernis, avec une enseigne en forme de tambourin (qui n’est pas sur le dessin anonyme). A l’étage se trouvent les statues du joueur de flûte et tambourin et du joueur de chevrette ; la corniche, avec ses arceaux trilobés, a disparu. Celle-ci est conservée à droite, au- dessus des statues de l’auditeur, du joueur de harpe et du joueur de vièle. Au rez-de- chaussée deux boutiques : l’échoppe étroite de M. Oury, maître-épicier (le dessin anonyme est le seul à donner le nom du propriétaire) et la maison de mercerie de M. Tanneur-Brogé, successeur de M. Lefranc. La maison voisine est occupée par la pharmacie de M. Muiron, à côté de laquelle se trouve une bonneterie avec pour enseigne une paire de bas géants. Dans le dernier état connu, en 1914, la Maison des Musiciens était occupée par deux commerces de droguerie : à gauche celui d’Edmond Pilla (successeur de Diancourt) et à droite celui de la Veuve Michel Dorr.

E. Auger 1905 E. Auger 1905

Il va sans dire que le rez-de-chaussée a été entièrement défiguré au fil des siècles par des percements irréguliers de portes et de vitrines, et a été masqué par des devantures rapportées ; il est impossible de connaître l’état d’origine. Selon toute vraisemblance il s’agissait déjà d’une maison mixte, avec local commercial en bas et logis spacieux à l’étage. D’après les vestiges apparents, Viollet-le-Duc a proposé la restitution de petits arcs cintrés, avec des tympans pleins, au-dessus des ouvertures de la boutique. Les espaces compris entre celles-ci et les linteaux formaient de petites fenêtres qui servaient à donner de la lumière quand les volets étaient fermés, selon une disposition observée dans d’autres maisons médiévales de Reims.

E. Viollet-le-Duc 1863 E. Viollet-le-Duc 1863

Ces volets devaient s’ouvrir à l’horizontale pour former un comptoir et un auvent. Il fallait bien sûr une porte charretière. D’après les plans dressés par Eugène Leblan, la porte d’origine, avec un arc surbaissé, devait se trouver sous la deuxième fenêtre en partant de la gauche. Une autre porte, un peu plus petite, a été percée quand la maison a été divisée, avec un mur de refend entre les deux passages. Ce deuxième chartil, d’après les dessins de la première moitié du XIXe siècle, a été occupé par une épicerie, avant de redevenir accessible.
 
Contrairement au rez-de-chaussée, l’étage n’a pas été dénaturé. L’appareil de pierres de petites dimensions, bien taillées, était posé par assises régulières avec des joints en saillie formés d’un mortier épais, selon un procédé courant à Reims, appelé pavés de berger, que l’on peut encore observer dans la maison voisine, dite des Comtes de Champagne.
Quatre hautes et larges fenêtres à meneaux cruciformes étaient encadrées par cinq niches plates trilobées abritant les fameuses statues, sous une archivolte saillante reposant sur deux culots ornés d’une tête humaine ; un masque d’animal ornait la clef. Heureusement conservée, quoique mutilée aujourd’hui, chaque statue, en ronde-bosse et de taille humaine, repose sur une console, buste d’homme ou de femme semblant sortir du mur pour supporter le socle sur ses épaules.

Statuaire

H. Dauzats 1857 H. Dauzats 1857
Dessin d’E. Boeswillwald, 1846

Joueur de flûte et tambourin

Vêtu d’une longue cotte avec des plis amples, il porte sur le bras et l’épaule gauches un tambourin à hauteur de l’oreille, retenu par une courroie placée sur l’avant-bras. Dans la main droite il devait tenir une baguette pour frapper sur l’instrument ; en même temps, les joues gonflées, il jouait de la gauche une flûte à une main, ou galoubet. Ce n’est pas ce qu’on distingue sur les plus anciennes représentations. Il y a eu, à une époque indéterminée, une restauration maladroite. Au lieu de la baguette et d’une flûte droite et courte, on lui a attribué une flûte longue et recourbée, qu’il tient de ses deux mains, ce qui lui interdit l’usage du tambourin et gêne la compréhension de la statue. La console est un buste d’homme jeune aux cheveux bouclés. L’archivolte, surmontée par un masque grimaçant d’allure démoniaque, retombe sur deux beaux visages masculins.

Dessin d’E. Boeswillwald, 1846

Joueur de chevrette

Vêtu de façon comparable à son voisin, ce jeune homme au visage plein tient son instrument sur le genou gauche. Avec le bras gauche, il appuie sur l’outre ou poche de peau (de chèvre souvent, d’où le nom) pour faire sortir l’air, tandis qu’il joue des deux mains sur le hautbois ou muse, de forme rectangulaire, d’où s’échappent les sons. Cette pièce de bois est sculptée : en-haut une tête de chat qui semble souffler elle-même, en-bas, en guise de pavillon, une tête de chien. L’instrument a perdu un élément, le tuyau ou porte-vent placé sur le dessus pour faire entrer l’air dans l’outre ; mais l’homme ne soufflait pas dedans, ses joues ne sont pas gonflées et il tourne sa tête vers la droite. C’est une représentation habituelle, le joueur ne soufflant que de façon discontinue. La console est un buste de femme plutôt âgée avec de longs cheveux flottants. L’archivolte, surmontée d’un lion à crinière hérissée, retombe sur la tête d’un roi couronné et celle d’un évêque coiffé d’une mitre basse.

Auditeur

Assis, les jambes croisées se dégageant de la cotte fendue, cet homme jeune à la chevelure frisée au fer, est élégant et attentif. Ses mains sont protégées par des gantelets, car il portait sur le poing gauche un faucon dont on aperçoit encore les serres ; un goujon de fer qui devait assurer la stabilité de l’oiseau se voit sur les plus anciens dessins. Avant le sacre de Charles X, le volatile a été victime du principe de précaution, consistant à purger les édifices de tout élément susceptible de tomber sur le cortège royal. Celui-ci emprunta en effet la rue de Tambour pour se rendre à l’hôtel de ville. La console est un buste d’homme barbu, richement vêtu d’un manteau qu’il retient, selon un geste conventionnel, en passant la main droite dans une cordelette attachée au col par deux gros nœuds saillants. L’archivolte, surmontée d’un masque de lion grimaçant, retombe sur deux élégants visages, une jeune fille coiffée d’un chapel de roses et un jeune homme souriant.

Joueur de harpe

Coiffé d’une calotte, le jeune homme a remonté sa cotte jusqu’aux genoux pour placer l’instrument entre ses jambes, l’appuyer sur l’épaule gauche et pincer les cordes de la main droite. Sur le dessin de Boeswillwald on en distingue neuf. Elles sont difficiles à voir sur la plus ancienne photographie (Le Secq, 1851). Elles étaient taillées en relief sur une pierre mince qui s’est effritée, mais l’instrument était encore intact au milieu du siècle. La caisse de résonance, arrondie, présente six ouïes en forme de trèfle; il y avait un pommeau sculpté en forme de tête de lion. La console est un buste de femme aux cheveux longs. L’archivolte, surmontée d’une tête de bovin, retombe sur deux visages d’hommes aux traits réguliers.

Joueur de vièle

Comme le joueur de harpe, auquel il ressemble, il a remonté sa cotte pour croiser les jambes ; sa particularité est de porter un chapel de roses. Son instrument, photographié en 1851, est tombé avant la fin du siècle ; il avait été récupéré, mais a disparu depuis. Appuyé sur l’épaule et le genou gauche, il était ovale avec  un manche assez long et deux ouïes en forme de haricot ; on distingue cinq cordes et cinq chevilles. La jambe gauche est désormais cassée, ainsi que le bras qui a entraîné la perte de la vièle. Reste le bras droit maniant un archet de fer, long et rectiligne, avec une pointe en demi-flèche, qui est vraisemblablement d’origine. La console est un buste d’homme au visage assez grossier, qui grimace. L’archivolte, surmontée d’un masque de félin, repose sur deux têtes de jeunes gens, une femme et un homme.

Thomas Flum a étudié les quelques vestiges de polychromie qui ont résisté aux intempéries et badigeons successifs, et conclut qu’il faut « s’imaginer les quatre musiciens et le fauconnier presque entièrement peints en rouge ou vert. Peut-être dans un rythme rouge-vert-rouge-vert-rouge, comme les traces encore existantes le prouvent ». L’alternance, sinon la parité, se manifestait aussi dans les consoles qui faisaient se succéder trois hommes et deux femmes.

 

La signification paraît assez claire. Le commanditaire, sans doute un grand bourgeois affectant un genre de vie noble, a voulu se faire représenter -encore qu’il soit hasardeux d’y voir un portrait à cette époque- comme un amateur de chasse au faucon et de musique de chambre. Le quatuor réuni est parfaitement adapté à un concert raffiné. La présence de chapels de roses évoque une ambiance de bals ou de festins au cours desquels on arborait ces coiffes, mais aussi de jeux courtois, où les trouvères concouraient pour une telle couronne. La volonté ostentatoire est évidente. Ces cinq musiciens convenablement vêtus et à l’origine richement peints rappelaient que c’était à Reims qu’on fabriquait « ces toiles et ces étoffes merveilleuses demandées à travers toute l’Europe. [...] Il devait y avoir une magnifique démonstration de haute couture médiévale ».


La proximité artistique de la cathédrale

Déjà en 1838 Didron n’avait pas manqué de faire le rapprochement :

« La cathédrale aussi porte les musiciens en triomphe ; elle les a assis sur les énormes gargouilles qui vomissent l’eau des pluies au grand portail, comme des cavaliers sur des chevaux arabes. Deux d’entre eux jouent du violon, deux de la harpe, un cinquième de la guitare, le sixième d’un instrument qui est cassé aujourd’hui ; tous sont jeunes, imberbes, nu-tête ; un seul est barbu et couronné d’une couronne royale : ce doit être David l’ancêtre, le chef des musiciens et des poètes lyriques du christianisme ». C’est en effet à ces musiciens de la façade de Notre-Dame que l’on pense d’abord ; Louis Demaison parlait d’une ressemblance frappante. Cela demande des nuances.

L’analyse stylistique est rendue difficile par l’état de dégradation avancée des statues dès le début de la photographie ; la guerre de 1914-1918 n’a rien arrangé et nous ne voyons aujourd’hui que des copies. Aucune de ces statues ne peut apparaître comme un modèle pour celles de la Maison des Musiciens. Le contexte est en outre très différent : ces huit instrumentistes - Didron en a oublié deux - représentent les tons de la musique et s’inscrivent dans une iconographie symbolique qui n’a rien d’un concert courtois. Ces huit musiciens sont les plus grands et les plus visibles des musiciens.

Facade Ouest de la cathédrale de Reims - Copie des musiciens Facade Ouest de la cathédrale de Reims - Copie des musiciens
Facade Ouest de la cathédrale de Reims - Copie des musiciens Facade Ouest de la cathédrale de Reims - Copie des musiciens

Laure Bailly en a dénombré cinquante-quatre et a étudié avec précision l’instrumentarium de la cathédrale. On y retrouve la flûte et le tambourin, la chevrette, la harpe et la vièle, à côté des trompes, cymbales, citoles, psaltérions et chalemie, figurés de façon réaliste et dispersés dans les vitraux (fenêtres hautes du chœur, grande rose occidentale, et le décor sculpté). Jugement dernier du portail nord et surtout portail central de la façade, avec les rois de l’arbre de Jessé et ceux qui personnalisent les vertus, dotés pour la plupart d’instruments. Là encore aucune image n’apparaît comme un modèle direct pour les statues de la Maison des Musiciens.

Cela dit, ces dernières présentent un « air de famille » indéniable avec les sculptures de la cathédrale, sans qu’on puisse les rattacher à tel ou tel atelier spécifique. Les petites têtes des culots, avec leurs yeux légèrement en amande et leur discret sourire, font incontestablement penser aux anges des contreforts de Notre-Dame. La posture des jambes croisées se voit dans les voussures du portail central. Il est évident que le propriétaire n’avait pas à chercher bien loin des sculpteurs de qualité, le grand chantier en attirait de tous horizons. Lors de l’agitation communale qui perturba la marche des travaux en 1233-1235, certains ont quitté Reims, d’autres ont pu chercher des commandes sur place. Ils ont trouvé leur propre style et ont su innover, tout en reflétant évidemment la grâce de la cathédrale.

Voussures du portail central de la facade de la cathédrale Voussures du portail central de la facade de la cathédrale

Menaces, destruction et renaissance.


Henri Jadart a résumé les tribulations qu’a connues la maison au cours du XIXe siècle, avec le risque récurrent d’une servitude d’alignement dans cette rue étroite, combattu vigoureusement par les érudits et les amoureux de cette « rue idéale pour les artistes et les archéologues ». C’est une tentative d’achat par des Américains, en 1905, de la partie droite de la demeure, avec ses trois statues promises à la traversée de l’Atlantique, qui a déclenché une réaction salutaire : « Tous les bons Rémois doivent coaliser leurs efforts pour ne pas laisser enlever par des mains étrangères un des plus beaux joyaux de la couronne artistique de notre vieille cité. Ce monument très curieux intéresse non seulement notre ville, mais il est un des plus rares spécimens de l’architecture civile au XIIIe siècle. Il en est peut-être le type unique et, chose remarquable, d’une conservation presque parfaite ».

L’Académie Nationale de Reims a rassemblé 20 000 francs ; au premier rang des souscripteurs se trouvaient Alfred Werlé, propriétaire du champagne Veuve Clicquot-Ponsardin (10000 francs) et Louis Pommery (5000 francs), patron de la marque éponyme; l’Etat a apporté 30 000 francs pour permettre à la Ville de Reims de se porter acquéreur en rajoutant 50 000 francs.

Puis elle acheta, toujours grâce à une souscription (23 000 francs pour un prix total de 95 000 francs) la seconde maison. « Tous ces bons citoyens, nous les groupons en un faisceau indissoluble, nous les proclamons les amis du Vieux Reims, les défenseurs de son histoire écrite sur ses plus vénérables édifices», écrit le secrétaire général de l’Académie, le 17 juin 1905. Henri Jadart projetait de transformer la Maison de Musiciens en musée.

Avant 1914 - Ruines en 1918 Avant 1914 - Ruines en 1918

La guerre a contrarié tous les plans échafaudés. Après l’essoufflement de la contre-offensive de la Marne, en septembre 1914, le front s’est bloqué aux portes de Reims jusqu’au mois d’octobre 1918. Il n’était pas question pour l’Etat-Major français de laisser aux mains de l’adversaire une ville qui incarnait l’histoire de France. Reims a tenu, mais au prix d’une destruction presque totale, en particulier des quartiers du centre, après 1051 jours de bombardement (1600 obus quotidiens en moyenne). Le pire s’est produit au printemps et à l’été 1917.

Au mois de septembre la Maison des Musiciens, déjà endommagée, a fait l’objet d’une opération de sauvetage par le service des Monuments historiques, dirigé par l’architecte-en-chef Henri Deneux, réquisitionnant la troupe. Avant que le bâtiment ne fût pulvérisé (mars 1918), les statues ont été retirées de la façade, puis transférées à Paris, au Musée de la sculpture comparée, avant de revenir à Reims pour être exposées dans le Musée des Beaux-Arts reconstruit.

L’ouverture d’un nouveau musée d’archéologie et d’histoire dans l’ancienne abbaye Saint-Remi a entraîné un redéploiement des collections. Les musiciens ont déménagé en 1977 et ont été mis définitivement en place en 1982, remontés en situation sur un mur, autour de fenêtres reconstituées.

Dépose des statues 1917 Dépose des statues 1917

Rue de Tambour, l’emplacement de la maison est resté vide depuis la guerre. En 1941, il a été racheté à la Ville par la famille Taittinger, propriétaire de la demeure voisine, dite des Comtes de Champagne. Le projet de reconstruction, déjà souhaité par Jean Taittinger, maire de Reims de 1959 à 1977, n’a pas abouti jusqu’à nos jours. Son fils Pierre-Emmanuel a repris le flambeau.

Avec l’aval de l’architecte des Bâtiments de France, la façade va être reconstituée in situ, grâce à l’abondante documentation existante et aux vestiges conservés. Tous les éléments sont réunis pour restituer le premier étage, avec des moulages des statues, qu’il n’est évidemment pas question de retirer du musée. La question est plus délicate pour le rez-de-chaussée, d’autant plus qu’il faut laisser un accès aux camionnettes qui desservent la demeure des Comtes, utilisée pour des réceptions.

En l’absence de certitude sur l’état initial, et pour éviter un pastiche aléatoire, l’architecte chargé du projet, Frédéric Coqueret, a proposé pour ce niveau une façade « palimpseste », traitée le plus sobrement possible avec une référence discrète aux anciens percements, en faible relief.

Une association, Renaissance de la Maison des Musiciens de Reims, a été constituée pour rassembler les fonds nécessaires. Si en Allemagne ou en Europe orientale de telles reconstructions de monuments détruits, dans les années 1940, sont encore nombreuses, la démarche est plus rare en France. La qualité exceptionnelle de la Maison des Musiciens et les renseignements précis dont nous disposons ont permis de faire accepter ce chantier. L’échéance début 2020 semble réaliste.


Patrick Demouy

Professeur émérite d’histoire médiévale à l’Université de Reims


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